Un quotidien d’incertitude pour les PME guinéennes
Dans le tissu économique guinéen, les petites et moyennes entreprises (PME) représentent le cœur battant de l’activité. Qu’il s’agisse de salons de coiffure, d’ateliers de couture, de cybercafés ou de boulangeries, ces structures jalonnent les quartiers urbains et semi-urbains, créant des emplois et apportant des services essentiels aux populations. Mais depuis plusieurs mois, un fléau silencieux fragilise profondément leur fonctionnement : les fréquentes et imprévisibles coupures d’électricité.
À Conakry comme à Labé, à Kankan comme à Nzérékoré, l’électricité est devenue un luxe aléatoire. Au-delà du désagrément pour les ménages, c’est tout un pan de l’économie locale qui subit les contrecoups d’un courant instable. Pour beaucoup de chefs d’entreprise, chaque jour apporte son lot d’imprévus. Que faire quand les machines ne tournent plus ? Quand les clients s’en vont, excédés par le manque de service ?
Une perte sèche pour les activités productives
« Ce matin encore, le courant est parti dès 8 heures. Je devais faire tourner mon four pour préparer les commandes de midi. Résultat : j’ai perdu trois clients et une matinée de travail », témoigne Mariama Diaby, pâtissière à Dixinn. Ses équipements fonctionnant uniquement à l’électricité, elle est tributaire d’un réseau qu’elle juge de plus en plus incertain. « En une semaine, j’ai eu 28 heures de coupure. Comment peut-on être productif dans ces conditions ? », s’interroge-t-elle, lassée.
Le cas de Mariama illustre bien une réalité plus étendue. Dans de nombreux secteurs — production artisanale, bureautique, télécommunication, agroalimentaire — le manque d’électricité affecte directement la capacité à produire et à honorer ses engagements. À la clé : une baisse du chiffre d’affaires, une démotivation des employés, et parfois la perte de marchés.
Les générateurs, une solution coûteuse et pas toujours viable
Face aux coupures quasi quotidiennes, certaines entreprises se tournent vers les groupes électrogènes. Mais ce « plan B » devient vite un gouffre financier. Entre le carburant, l’entretien, et l’usure du matériel, maintenir un générateur en état de marche peut représenter un vrai fardeau pour de petites structures.
Mamadou Sow, propriétaire d’un atelier d’impression numérique à Kindia, partage son expérience : « J’ai investi plus de 3 millions GNF dans un groupe électrogène. Mais en ce moment, avec le prix du gasoil, je dépense jusqu’à 150 000 GNF par jour pour faire tourner mes machines. C’est insoutenable à long terme ». Il ajoute que ses clients, souvent des étudiants ou des petites structures, ne sont pas toujours en mesure de supporter une hausse des prix compensatoire. Il est donc contraint de rogner sur ses marges.
Et pour ceux qui n’ont pas les moyens d’investir dans un générateur, la dépendance au réseau électrique se transforme en roulette russe. Un jour avec, un jour sans. Sur le plan moral, cela crée une anxiété permanente. On anticipe les pannes, on reporte les rendez-vous, on travaille de nuit quand le courant revient… Bref, on s’adapte, mais à quel prix ?
Le numérique mis à rude épreuve
À l’heure où de nombreuses start-up et initiatives numériques émergent grâce à l’accès croissant à Internet, les délestages électriques viennent saboter ces élans prometteurs. Dans les espaces de coworking comme dans les centres de formation, l’interruption du courant signifie coupure de la connexion, perte de données, impossibilité de livrer à temps ou d’assurer une vidéoconférence cruciale.
« Lors de notre dernier webinaire avec un partenaire basé à Dakar, le courant a lâché après 15 minutes. Nous avons été contraints d’abandonner. Ça n’a pas fait bonne impression », raconte Fanta Konaté, cofondatrice d’une plateforme de formation en ligne. Pour elle, les ambitions numériques guinéennes sont en train de se heurter à un obstacle technique majeur : « sans infrastructure fiable, difficile de parler de transformation digitale ».
Des répercussions en chaîne sur l’emploi et le moral
Les coupures d’électricité n’impactent pas seulement les machines, mais aussi les hommes et les femmes qui les font fonctionner. Dans bien des cas, une baisse d’activité entraîne une réduction du personnel ou l’arrêt temporaire des prestations. Les employés se retrouvent au chômage technique, sans souvent de garantie de revenu.
Fodé Bangoura, jeune soudeur à Matoto, confie : « Je viens sur le chantier, on commence à peine et hop, plus de courant. Pendant la journée, on se tourne les pouces. Le patron nous paie à la tâche, donc si on ne travaille pas, on ne gagne rien. » Une réalité qui touche aussi les apprentis, souvent rémunérés à la semaine, et qui comptent sur ces revenus pour subvenir à leurs besoins de base.
À cela s’ajoute l’usure psychologique : la frustration, l’angoisse de l’imprévisible, l’impression d’être abandonné face à une situation qui perdure. « On vit avec une inquiétude constante. À la moindre coupure, c’est tout qui s’arrête. On ne vit plus, on survit », lance une entrepreneure du secteur cosmétique, qui a préféré garder l’anonymat.
Le manque de prévisibilité : un point noir pour la planification
Si les coupures étaient au moins planifiées, certains ajustements seraient possibles. Mais la majorité des délestages surviennent sans préavis. Les entrepreneurs sont donc dans l’incapacité d’optimiser leur emploi du temps ou de prévenir leurs clients. Ce manque de prévisibilité aggrave les difficultés.
Certaines entreprises tentent d’anticiper en adaptant leurs horaires. Mais tout le monde n’a pas cette flexibilité. Par ailleurs, travailler la nuit ou très tôt le matin a son lot de contraintes, notamment pour les femmes entrepreneures, soumises à des impératifs familiaux et à une sécurité réduite à certaines heures.
Un impact direct sur la compétitivité des entreprises locales
Comment rivaliser avec des entreprises étrangères ou mieux équipées lorsque le simple fait de garder la lumière allumée est un défi ? Le handicap énergétique joue clairement contre la compétitivité des structures locales. Certaines entreprises étrangères installées en Guinée, mieux financées et dotées de générateurs puissants ou de panneaux solaires, continuent à tourner à plein régime pendant que les PME locales s’éteignent, littéralement et symboliquement.
Ce déséquilibre alimente un sentiment d’injustice économique. « On parle de soutenir l’entrepreneuriat national, mais comment réussir sans énergie ? », questionne un artisan de Coyah. Le manque d’électricité devient donc un facteur d’inégalité entre les acteurs économiques, au détriment de ceux qui partagent les réalités les plus contraignantes.
Des solutions durables encore à construire
Face à cet état de fait, que faire ? Pour certains, la solution passe par une transition vers les énergies renouvelables. Les panneaux solaires notamment suscitent un intérêt croissant. Mais leur coût initial reste prohibitif pour la majorité des petites structures. Quant au soutien de l’État, il demeure embryonnaire.
Des initiatives locales voient néanmoins le jour. Quelques coopératives tentent des achats groupés de batteries solaires ou de mini-kits photovoltaïques. Des ONG accompagnent aussi des femmes entrepreneures dans l’installation de solutions d’éclairage solaire. Des modèles existent, mais leur impact reste encore marginal.
Selon plusieurs observateurs, le défi est autant technique que politique. Investir massivement dans la production et la distribution électrique, soutenir l’accès aux alternatives énergétiques et créer un véritable cadre de soutien aux entreprises impactées : autant de pistes pour limiter les dégâts.
Un appel à l’action collective
Plus que jamais, la question de l’électricité doit être traitée comme une priorité économique. Dans un pays qui aspire à l’émergence, il est essentiel de garantir à ceux qui bâtissent au quotidien — les artisans, commerçants, petites industries — les conditions minimales pour prospérer.
L’électricité, ce n’est pas qu’une lumière dans une pièce. C’est une machine qui fonctionne, un contrat qui est respecté, un salaire qui tombe à la fin du mois. Tant que le courant restera instable, l’économie locale restera sur courant alternatif elle aussi. Et les rêves d’entrepreneuriat risquent, eux, de s’éteindre avant même d’avoir vu le jour.
À travers le pays, des milliers de petites mains continuent pourtant de se battre avec courage et persévérance. En croisant les témoignages, on entend toujours cette même petite phrase : « On ne peut pas abandonner… ». Peut-être est-ce là notre plus grande lumière collective.