Matinée à Conakry : entre klaxons et patience forcée
À Conakry, dès 6h30, la capitale s’ébroue progressivement dans un mélange de klaxons, de moteurs qui toussent et de voix impatientes. Dans la commune de Matoto, comme dans la plupart des quartiers périphériques, les taxis jaunes et noirs s’alignent pêle-mêle dans une course confuse où chaque minute compte. Les élèves cherchent leur chemin entre les véhicules stationnés, les marchandes installent leurs étals sur les trottoirs, souvent au bord de chaussées déjà étroites.
Ceux qui doivent se rendre dans le centre-ville pour 8 heures savent qu’ils doivent partir au plus tard avant 6h pour espérer arriver à temps. Sinon ? C’est deux heures de bouchons garantis, notamment sur les axes Cosa–Hamdalaye ou encore l’interminable route Le Prince.
Un conducteur de taxi, Mamadou, croisé à la station Total de Bambéto, résume la situation sans détour : « Ici, à Conakry, si tu ne planifies pas ton départ avant le lever du soleil, tu es déjà en retard. »
Des infrastructures dépassées par la croissance démographique
Conakry a connu une explosion démographique au cours des deux dernières décennies. La ville, bâtie sur une péninsule étroite, n’était pas conçue pour accueillir plus de deux millions d’habitants. Résultat : embouteillages, congestion, et saturation des voies de circulation.
Les grands axes sont vétustes, peu entretenus, et souvent envahis par des vendeurs ambulants ou transformés en parkings improvisés. Les routes secondaires restent peu accessibles, accentuant la pression sur les grandes artères.
Dans les heures de pointe, certains conducteurs préfèrent couper à travers les quartiers résidentiels, au risque de détériorer les axes non bitumés et de provoquer des conflits avec les habitants.
De nombreuses voix s’élèvent pour réclamer un véritable plan de mobilité urbaine. L’idée d’un transport public fiable, comme des bus municipaux réguliers ou un train urbain, fait régulièrement débat. Jusqu’à présent, ces projets peinent à se concrétiser.
Des risques accrus d’insécurité en déplacement
Au-delà des désagréments logistiques, les bouchons sont un terreau fertile pour une autre réalité préoccupante : l’insécurité routière et urbaine. Les ralentissements sont souvent mis à profit par des pickpockets, ou dans certains cas, par des bandits armés à moto, qui opèrent principalement à l’aube ou après la tombée de la nuit.
Néné, étudiante en droit, raconte son expérience : « Il était 18h, je descendais au niveau de Koloma. Deux individus sur une moto se sont approchés, l’un a arraché mon téléphone par la vitre entrouverte. Je n’ai rien pu faire. »
Les femmes, en particulier, se sentent vulnérables, surtout lorsqu’elles rentrent tard. Certaines préfèrent désormais utiliser des services de transport privés, plus chers mais supposés plus sûrs. Les taxis-motos, quant à eux, sont de plus en plus prisés pour éviter les bouchons, mais ils posent aussi problème par leur manque de régulation et le risque d’accidents.
Une économie de la débrouille imperméable au chaos
Malgré les défis quotidiens, la vie continue à Conakry. L’économie informelle s’est adaptée à cette réalité complexe. Marchands ambulants, réparateurs de téléphones au bord de la route, vendeuses de snacks dans les embouteillages — tous participent à cette dynamique urbaine unique.
Il n’est pas rare de trouver un vendeur de cartes de recharge téléphonique ou d’arachides s’infiltrant entre deux voitures à l’arrêt pour proposer sa marchandise. Pour certains, les heures ennuyeuses dans les bouchons deviennent même une opportunité commerciale ou un moment de socialisation.
Fatoumata, marchande de beignets au rond-point de Kipé, partage son secret de longévité dans le métier : « Les conducteurs sont stressés, affamés. Quand tu leur tends un petit sandwich ou un café, ils n’hésitent pas. Ils te connaissent. »
Des initiatives locales pour contourner les embouteillages
Face à l’inefficacité apparente des politiques publiques, certains habitants prennent l’initiative. Des applications de covoiturage local émergent, à l’image de projets pilotes dans les quartiers comme Nongo et Lambanyi. Certains groupes de jeunes utilisent WhatsApp pour s’organiser, partager des informations sur le trafic et proposer des solutions communes.
Les écoles privées adaptent aussi leurs horaires pour éviter les pics de trafic. Des entreprises commencent à expérimenter le télétravail partiel, une solution encore marginale mais prometteuse.
Quelques ONG, notamment dans les domaines de l’environnement et de l’urbanisme, tentent également d’influencer les pratiques, en organisant des campagnes de sensibilisation à l’usage intelligent des transports et la nécessité de repenser les déplacements urbains de manière durable.
Le dilemme des conducteurs et des usagers
Être conducteur à Conakry, c’est jongler au quotidien entre vigilance, patience et sang-froid. Avec un parc automobile vieillissant et souvent mal entretenu, les pannes sont fréquentes et les accidents pas rares. Les règles de circulation sont souvent peu respectées, et la corruption au sein de la police routière est un facteur aggravant.
Côté usagers, la frustration est palpable. Les parents doivent souvent partir plus tôt pour accompagner les enfants à l’école, les travailleurs perdent un temps précieux — parfois jusqu’à 20 % de leur journée— dans les embouteillages. Cela a un impact économique évident, mais aussi psychologique.
Le sociologue Koly Camara note : « Une ville qui retient ses citoyens dans les transports chaque jour devient une ville qui épuise, qui démotive. Quand se déplacer devient une épreuve, la productivité et la qualité de vie en pâtissent. »
Comment les habitants s’adaptent à l’insécurité
Sur le plan de la sécurité, les dispositifs rares mais stratégiques mis en place par les autorités ne suffisent pas à dissuader toutes les menaces. La population, en revanche, développe ses propres stratégies.
- Éviter les déplacements à pied après 22h, surtout dans les zones mal éclairées.
- Partage d’information dans les groupes communautaires pour signaler les zones à risque.
- Choix de taxis connus ou recommandés par des proches.
- Utilisation de téléphones secondaires ou d’accessoires discrets pour éviter les vols à l’arrachée.
Les quartiers populaires comme Wanindara ou Dabompa ont parfois mis en place des comités de vigilance spontanés, notamment lors des périodes festives où l’insécurité tend à s’aggraver. Ces initiatives, bien que non officielles, témoignent d’un fort sens de la résilience collective.
Quelle perspective pour la mobilité à Conakry ?
La question n’est plus de savoir s’il faut repenser la mobilité à Conakry, mais comment le faire concrètement, en tenant compte des réalités locales et de la capacité d’adaptation de la population. Les solutions durables existent : planification urbaine, routes secondaires rénovées, transports publics réformés, politiques claires sur la circulation des motos-taxis… Mais leur mise en œuvre exige volonté politique, financements pérennes et implication communautaire.
En attendant, les habitants continuent de composer avec les aléas d’une ville vibrante, vivante, mais parfois à bout de souffle. La débrouille reste le maître-mot, et chaque jour passé à circuler dans les rues de Conakry devient une leçon de patience, d’ingéniosité… et de résilience urbaine guinéenne.